V - Une relation juste avec le monde
La vie est relation, et pour découvrir ce qu’est une vie juste il nous faut découvrir ce qu’est une relation juste. Nous sommes en relation avec tout ce qui nous entoure car chaque fois qu’il y a interaction il se produit une réponse dans notre conscience, que ce soit à l’égard des gens, de la nature ou d’une idée. Si cela provoque une réponse de l’intérieur, alors nous sommes en relation.
Ce qui nous différencie des plantes et des animaux, c’est notre capacité d’être conscient de nous-même, d’imaginer, de penser par nous-même, toutes facultés — et d’autres encore — que l’esprit humain possède en abondance. Après tout nous sommes le produit d’un long processus évolutif de la vie et il nous incombe de faire un usage correct de ces facultés. Permettez-moi d’en énumérer quelques-unes. La conscience humaine a plusieurs capacités : celle de percevoir, d’être conscient à la fois de ce qui se passe à l’extérieur et à l’intérieur de soi ; d’être attentif, d’observer. Aucune de ces capacités n’est basée sur la pensée. Par conséquent, bien que la capacité de penser soit importante et même dominante, elle n’est nullement la seule. Puis il y a les capacités basées sur la pensée, comme l’imagination, la raison, l’élaboration de projets, tout le domaine du savoir, la mémoire et une certaine somme d’intelligence qui va de pair avec la pensée — une sorte d’exploitation habile de la pensée. Cette dernière a permis à l’homme les progrès scientifiques ou autres qui représentent aussi tout le domaine de ses efforts délibérés, planifiés. Puis il y a aussi la capacité de ressentir. Je ne dis pas du tout que cette dernière soit totalement dissociée de la capacité de penser car les deux interagissent très étroitement, et nous ne les distinguons ici que pour poursuivre notre énumération. Les sentiments de peur, de haine, les sentiments d’amour, de sympathie, sont des exemples de la vaste gamme d’émotions dont nous sommes capables. Le sens de la beauté est aussi une capacité de l’esprit humain et au-delà il est d’autres capacités qui nous sont plus difficiles à percevoir, comme l’intuition. De nombreuses découvertes scientifiques furent le fruit non d’un processus de pensée, non d’un raisonnement logique mais d’une sorte de processus mystérieux que nous appelons intuition ou vision pénétrante de quelque chose qui auparavant était inconnu — la perception de quelque chose d’entièrement nouveau. Cette faculté de vision pénétrante peut faire des incursions dans l’inconnu puis décrire cette perception de l’inconnu par des mots qui vont s’intégrer au domaine du connu. Cette description devient alors un nouveau savoir, mais ce savoir en lui-même n’est pas la vision.
Même dans le domaine de la science, la profonde percée intuitive d’Einstein sur les questions de l’espace et du temps, de la matière et de l’énergie et la découverte de quelque chose de nouveau, inconnu de la science classique, nécessitait un saut en dehors du connu. Si son esprit avait été attaché au connu de manière rigide, s’il avait été prisonnier de ce qu’il avait lu et étudié, il aurait pu manipuler le connu et inventer quelque chose de nouveau dans le champ du connu mais il n’aurait pas pu faire cette percée dans quelque chose de totalement inconnu. Il faut pour cela un bond qui n’est possible qu’en présence d’une certaine liberté à l’égard du connu. La société accorde une énorme importance aux capacités fondées sur la pensée, et elle les cultive. Nous vénérons le savoir et l’érudition, et l’usage habile de la pensée. Le monde de la pensée est un domaine énorme, nous ne devons pas le nier, mais nous ne devons pas pour autant négliger les autres capacités de notre conscience. Le processus de notre pensée nous limite si nous permettons à notre conscience de se laisser envahir par lui.
Tant que la pensée est prise comme un outil d’exploration elle est correctement utilisée. Mais si nous nous en servons pour évaluer, mesurer, choisir, ce qui nous conduit à aimer ou ne pas aimer telle ou telle chose, alors nous ne nous bornons pas à explorer, nous introduisons nos propres goûts, dégoûts et opinions dans la situation et nous nous mettons à cultiver une chose et à en dénigrer une autre. Si nous sommes en quête de la vérité, il nous faut écouter et considérer toutes les opinions sans les rejeter ni les accepter, sans nous attacher à aucune d’entre elles et la défendre. Si nous essayons de défendre un point de vue particulier que nous avons adopté avant de commencer notre exploration, alors cette exploration n’aura aucun sens.
Si nous sommes en quête de la vérité il importe, dès le début, de libérer notre esprit de tout ce que nous pouvons appeler culture mais que quelqu’un d’autre appellerait préjugés. Nous devons accueillir les opinions avec circonspection, à la manière des scientifiques. Un scientifique est toujours prêt à réviser une théorie, quel qu’en soit l’auteur. Le plus grand des esprits peut se tromper lui aussi, une chose ne devient pas vraie simplement parce qu’un grand homme l’a affirmée. Et ce dernier ne cesse pas d’être grand parce qu’il lui est arrivé d’affirmer quelque chose de faux. Donc nous n’essayons pas de jauger les gens, de forger des autorités ou de dénigrer qui que ce soit car c’est l’exploration qui a de la valeur et non la conclusion.
Nous connaissons l’histoire du Bouddha. Certaines expériences éveillèrent en lui des questions. Il vit la mort, la maladie, la vieillesse et la souffrance des êtres humains, et cela fit naître en lui une question : quelle est la cause de la souffrance, et est-il possible d’aller au-delà ? En son temps il y avait assurément des réponses : l’hindouisme avait exploré tout cela et avait donné des explications. Il était instruit dans ce domaine, comme nous l’enseigne sa biographie. Mais ces réponses ne le satisfaisaient pas. Il voulait trouver par lui-même. Il laissa donc son royaume et partit en quête d’une réponse. Il rejoignit les yogis de Sarnath près de Bénarès et pratiqua pendant quelque temps avec eux le hatha yoga, mais ne parvint pas à trouver de réponse. Il déclara alors : « Ceci ne peut être le chemin. Je suis devenu si faible que je ne peux même pas penser clairement. » Il les quitta donc malgré le mépris qu’ils lui témoignèrent. Mais il continua de chercher. Il ne s’arrêta que lorsqu’il eut obtenu les réponses par lui-même, par sa propre méditation, sa propre interrogation, sa propre recherche. Alors il trouva l’illumination et devint le Bouddha.
Nous aussi nous voyons la mort, la souffrance et la douleur autour de nous et dans notre propre existence ; cela suscite en nous des questions comme chez le Bouddha et nous avons la même conscience humaine que lui. Alors pourquoi notre recherche s’arrête-t-elle tandis que la sienne s’est poursuivie jusqu’à l’illumination ? Car c’est bien là ce qui arrive. La quête d’un poète peut aboutir à un beau poème sur la douleur humaine. Un philosophe, un penseur, en analysera les causes et écrira un article sur ce sujet. Il sera arrivé à une conclusion et sa quête aura pris fin. Sa réponse à la situation aura eu lieu. Si nous avons affaire à un travailleur social il ira peut-être aider les malades, il construira un hôpital, etc., toutes choses qui sont des activités nobles. Il est vrai que le travailleur social aide les gens à surmonter leur souffrance physique et leur douleur, mais comme il est pris par cette activité sa recherche prend fin. Il a trouvé sa réponse. L’alcoolique dira que l’existence comporte tant de douleurs qu’il faut s’en délivrer par l’ivresse et l’oubli et laisser les autres en discuter ! Nous disons qu’il a mis fin à sa recherche de manière déshonorante mais il a trouvé sa propre réponse. Le problème, c’est qu’aucune de ces personnes n’a découvert la vérité. Je ne dis pas qu’il ne faut pas d’activités sociales, qu’il ne faut pas écrire de poèmes, qu’on a tort d’analyser et d’écrire des articles, mais que rien de tout cela ne nous mènera à la vérité. Si nous pouvons faire toutes ces choses sans abandonner notre quête, c’est très bien. Mais si nous abandonnons notre quête, alors nous n’irons pas loin. D’où l’importance de ne pas nous précipiter sur des conclusions, ni de chercher des réponses.
Donc, faisant bon usage de nos facultés, examinons cette question de la relation et demandons-nous pourquoi l’homme est tellement en conflit avec tout ce qui l’entoure. D’où viennent ces problèmes entre l’homme et la nature ? Peut-être que personnellement nous pensons n’avoir pas de grandes difficultés dans ce domaine. Ce jardin, ces arbres ne nous posent pas de problèmes, ils n’ont pas de mental, pas d’ego. Ils n’interfèrent pas dans notre existence et nous n’avons aucune réaction à leur égard. C’est pourquoi il est si facile pour un être humain d’avoir une relation avec un animal domestique, avec un chien. Mais il est très difficile de vivre en relation avec son mari ou sa femme, il est plus facile d’être en relation avec un chien parce qu’il ne nous contredit pas. Voyez la vérité de cela. L’arbre ne s’oppose pas à vous. De plus, il est beau. Quand nous regardons le ciel et le monde qui nous entoure quelque chose dans notre psychisme nous fait percevoir que la nature est belle. Chaque fois que nous la contemplons nous trouvons que les couleurs s’accordent entre elles ; c’est là la définition de la beauté pour l’esprit humain. Quand un homme porte un vêtement nous pouvons trouver que sa chemise verte et son pantalon jaune vont très mal ensemble ; mais ce n’est pas le cas dans la nature, dans les couleurs du ciel. Le soleil, les nuances variées de jaune et de vert, les fleurs ne sont jamais déplaisantes pour l’esprit. Cela vient de ce que nous avons grandi avec la nature et c’est la définition même de la beauté pour l’esprit humain. Alors, d’où viennent les problèmes écologiques si la relation de l’homme à la nature ne lui procure qu’un sentiment de grande beauté ? Nous la recherchons pour nous détendre. Quand nous sommes très stressés nous voulons nous asseoir en silence, alors nous sortons, nous nous asseyons, nous faisons un pique-nique. Nous allons contempler la beauté de la nature.
Si l’on se tourne vers l’histoire on constate que pendant très longtemps l’homme a vécu avec la nature, l’a vénérée, a vénéré les arbres, le soleil, le ciel, la pluie, a vécu en harmonie avec tout cela, s’ajustant à la nature comme le font les animaux. Mais quelque part en cours de route, au lieu de rester l’ami de la nature et d’en faire partie, l’homme a commencé à se sentir important, à se sentir le maître de cette nature et en droit de l’exploiter pour son propre avantage. Lors de la révolution industrielle beaucoup d’arbres furent abattus pour faire du papier. En vue d’accroître la prospérité de la nation on a réussi à utiliser l’eau et les rivières pour produire de l’électricité et cette conception de la nature, considérée non plus comme une amie mais comme une ressource, comme une matière première à utiliser pour accroître le produit national brut, pénétra dans l’esprit humain. C’est un phénomène récent. De nos jours encore nous voyons que les populations tribales ont une attitude amicale à l’égard de la nature. Le villageois de l’Inde vénère la vache, éprouve un grand respect pour les fleuves, pour le lever du soleil et pour la pluie. Il ne se plaint pas de ce que la pluie salit ses vêtements, l’empêche de se déplacer, etc. Il n’a pas ce genre de sentiment. Quand il pleut, il éprouve de la joie. Pour lui la pluie fait partie de la nature et il a toujours eu cette relation avec elle. Mais nous, esprits instruits et scientifiques, nous avons perdu cette qualité de sentiment à l’égard de notre environnement. Nous nous sommes mis à ne considérer un fleuve que comme une ressource, nous demandons : « Comment l’utiliser ? ». Comment utiliser l’arbre ? Nous apprécions un arbre selon ce qu’il nous donne. S’il ne produit pas de fruits nous souhaitons l’abattre et là commencent nos torts.
Il n’y a pas de limite à l’avidité humaine. Il n’y a pas de limite aux désirs humains. Nous pouvons accroître encore et encore notre exploitation. Mais les ressources naturelles dureront-elles indéfiniment ? Quand nous en faisons un usage démesuré ne risquons-nous pas d’en priver les générations futures ? Nous polluons l’air, l’eau, et ceci peut nous procurer actuellement des conditions de vie confortables, mais qu’en sera-t-il pour les générations à venir ? En fin de compte, même si nous considérons la nature comme une ressource, il n’est pas intelligent de l’employer immédiatement en totalité. C’est comme si nous dépensions tout notre argent aujourd’hui et devenions demain des mendiants. Nous nous en gardons bien mais dans le monde moderne, la compétition entre les nations à des fins économiques conduit à exploiter de plus en plus la nature. Et voici que nous découvrons qu’elle a commencé à réagir car elle constitue un tout. La Terre, avec son environnement, est pareille à un seul organisme biologique, comme notre corps. Ainsi, si nous détruisons les arbres, cela affectera d’autres domaines : cela causera des inondations, un réchauffement planétaire ; si nous polluons l’air, cela entraînera un amincissement de la couche d’ozone, cela modifiera la quantité de chaleur reçue par la neige, ce qui causera le débordement des fleuves et ainsi de suite. Tous ces faits, les scientifiques les découvrent à présent. Il y a un équilibre complexe dans la nature. Rien qu’en utilisant des pesticides et des fertilisants, pour obtenir aujourd’hui une meilleure production, nous créons une désertification du sol car son processus normal de régénération par les insectes est entravé. Nous découvrons donc que notre désir de progresser rapidement aboutit à un épuisement des ressources et se révèle désavantageux. La nature avertit l’homme qu’il dépasse les bornes, qu’il va trop vite.
Pour découvrir la relation juste avec la nature, il nous faut examiner s’il est plus sensé de continuer de l’exploiter pour satisfaire des désirs illimités issus de l’avidité humaine ou d’adapter cette avidité et ces désirs aux possibilités d’une planète limitée. C’est là que se situe le changement de perspective indispensable. Nous devons nous considérer comme faisant partie de la nature — ce qui est le cas et l’a toujours été en fait – sinon il en résultera des conflits et des désastres nombreux. Le vrai problème est donc notre vision des choses, et vivre de manière juste requiert qu’on ait une juste vision des choses et qu’on se laisse enseigner par le villageois ignorant de l’Inde ! Oubliez tout votre savoir et tous vos livres, laissez-vous instruire par cet homme simple qui a une relation plus intelligente avec la nature que nous autres avec tout notre savoir scientifique !
Considérons maintenant notre relation aux idées et voyons pourquoi on y trouve le conflit. Des gens différents ont des idées différentes. Il y a ceux qui croient dans le mariage et ceux qui croient en l’amour libre. Il y a des gens qui croient qu’il faut être végétarien, et d’autres qui ne le croient pas. Il y a les idées du bouddhisme et celles du christianisme, et l’idée du nationalisme. A quel moment une idée devient-elle un problème ? Et pourquoi le devient-elle alors qu’elle n’est qu’une chose imaginaire ? Elle n’est qu’un point de vue particulier, elle n’est pas nécessairement la vérité, mais si nous nous attachons à une idée et que nous nous mettons à dire : « C’est mon idée, c’est mon opinion », les ennuis commencent. Ensuite, si l’on forme un groupe autour de cette idée, voilà que le groupe lui doit allégeance et veut la propager. Il ne souhaite pas explorer cette idée, il veut y convertir les autres.
De nos jours, l’humanité est divisée en groupes et qu’il s’agisse de groupes nationaux, de groupes religieux ou de groupes ethniques, ils sont tous basés sur une idée. Le fait que je suis né en Inde dans une ville donnée ne crée pas de divisions, ce qui en crée c’est l’idée que je suis indien et le fait que je me conforme toujours à ce que font les indiens et que je me sens en quelque sorte concerné par la sécurité et le bien-être de ce groupe auquel j’appartiens. Autrement, le fait que je sois né dans cette ville particulière, localisée en Inde, qu’on nomme Madras n’est qu’un fait géographique. La division a créé plus d’insécurité pour l’humanité tout entière que n’importe quel autre facteur. C’est pourquoi il nous importe de comprendre notre juste relation aux idées et de voir s’il est possible de rester, en tant qu’individu, sans attaches, sans appartenance à aucun groupe, pas même à notre nation, à notre culture, à notre religion, excepté, comme je l’ai dit, dans un sens factuel.
Cette quête de la vérité ne crée pas de divisions car il ne s’agit que d’un intérêt. C’est ce qui se passe dans un groupe scientifique. Si je dis : « Cela m’intéresse d’essayer de savoir pourquoi le Soleil brille », tout va bien. Cela nous intéresse tous de savoir pourquoi le Soleil brille. Nous formons donc un groupe « solaire » qui a pour vocation d’étudier le Soleil. Ce n’est pas là un groupe psychologique. Aucun sentiment de sécurité n’y est attaché. C’est un groupe fonctionnel. De cette manière donc, si nous disons que nous sommes des théosophes dans le sens que nous nous intéressons tous au fait d’aller au-delà de toute religion, de tout savoir et de découvrir ce qui est vrai, alors nous constituons un groupe fonctionnel au même titre qu’un hôpital ou un bureau de poste. Ces derniers ne créent pas de divisions au sein de l’humanité. Mais si nous disons : « Nous croyons tous aux idées de Madame Blavatsky, Blavatsky a été notre leader, toute la vérité est contenue dans la Doctrine secrète et je vais vous y convertir », alors il n’y a aucune différence entre un théosophe, un chrétien ou un hindou qui essaient de convertir les gens à leur conviction. Ce type d’activité n’a rien à voir avec la recherche de la vérité, elle n’est qu’un mauvais usage de la pensée. C’est pourquoi, qu’il soit juste ou non d’adhérer à la Société théosophique dépend de la façon dont nous la considérons, dont nous nous relions à elle et de notre motivation.
Et qu’en est-il de notre relation aux choses, aux maisons, aux biens, à l’argent ? Ces choses sont toutes causes de désirs, n’est-ce pas ? Nous sortons, nous voyons la maison de quelqu’un d’autre et nous constatons qu’il a une grande maison et un beau jardin, et nous pas ; cela fait naître un désir : nous voudrions posséder une maison et un jardin semblables. Et le problème commence. La comparaison engendre l’envie. Nous rendons visite à quelqu’un qui habite au bord de la mer, dans une maison qui jouit d’une belle vue. On voit la mer depuis cette maison et cela nous enchante, et c’est très bien ainsi. Mais ensuite nous voudrions avoir cette vue tous les jours et ce désir engendre le problème. Puis nous voulons une plus grande maison, une plus grande voiture, une piscine à l’arrière de la maison, et ainsi de suite. Et nous voilà pris par le souci de ne pas se trouver en reste avec les voisins. Alors l’argent devient terriblement important car l’argent n’a d’autre valeur dans notre existence que celle que nous donnons aux choses qu’il peut acheter. Il nous faut examiner pourquoi les choses qu’il peut acheter sont devenues si importantes pour nous. Il peut avoir de l’importance pour un Indien vivant dans un taudis, parce qu’il a faim, qu’il est malade ou qu’il n’a pas les moyens d’acheter des médicaments pour soigner son enfant. A ce niveau, bien sûr que l’argent est important puisqu’il s’agit de survie ! Mais la plupart d’entre nous n’en sont pas réduits à leur survie, et pourtant ils connaissent ce problème. Notre éducation nous y a entraînés parce que nous grandissons dans une société où tout le monde accorde une grande valeur à l’argent. La société nous le jette à la figure. La télévision nous montre tous ces parfums, tous ces gadgets qui ne sont fabriqués que pour faire de l’argent. Quand nous voyons une nouveauté, un nouveau gadget, nous sommes attirés et les médias exploitent notre désir pour faire des affaires et augmenter leur chiffre. Nous sommes conscients de tout cela.
Alors pourquoi l’argent provoque-t-il en nous ce désir ? Pourquoi l’esprit cherche-t-il toujours quelque chose de plus, quelque chose de nouveau, quelque chose de différent ? Parce que nous sommes constamment en proie à l’ennui. Quand nous éprouvons de l’ennui il devient terriblement important d’y échapper grâce à quelque nouveau jouet, quelque nouveau gadget parce que temporairement, l’acquisition d’une nouvelle maison, d’une nouvelle voiture, d’un nouvel objet nous fait oublier notre ennui ; cela nous stimule. Le problème n’est donc pas le nouveau gadget. Si la joie nous habite, si nous vivons pleinement, nous pouvons l’acheter ou pas. L’on nous le propose dans la boutique ? nous ne sommes pas obligé de le prendre. Pour l’acheter il faut de l’argent et pour en avoir il faut faire des heures supplémentaires. Et nous voilà submergé par toutes sortes d’enjeux conflictuels parce que nous avons divisé notre existence entre le travail qui nous permet de gagner de l’argent et l’utilisation de cet argent pour acheter du plaisir. C’est pourquoi il faut nous demander s’il est possible de vivre d’une manière totalement différente : à savoir, aimer ce que nous faisons, ne pas séparer le travail du plaisir. Cela signifie que nous devons choisir le travail qui nous donne de la joie, et pas nécessairement celui qui nous fait gagner le plus d’argent. Mais aujourd’hui, à l’université ou au lycée, nous incitons l’individu à développer une capacité donnée, une certaine compétence intellectuelle puis nous l’encourageons à vendre son cerveau sur le marché, au plus offrant. Il s’en va travailler pour celui qui lui propose le salaire le plus élevé parce qu’il pense qu’avec un tel salaire il aura des vacances, une grande maison, etc. Mais si nous faisons un travail qui ne nous intéresse pas le conflit sera inévitable. Tout commence par cette attitude qui consiste à acheter de plus en plus de plaisir. Et c’est devenu important parce qu’il y a l’ennui, et il y a ennui parce qu’il y a insensibilité.
Donc la vraie question se résume à ceci : pourquoi sommes-nous devenu si insensible à ce qui nous entoure ? Si nous vivons près de la mer nous y devenons indifférent. Au bout de quelque temps cette vue de la fenêtre ne signifie plus rien. Nous disons que nous la connaissons, que c’est toujours le même fichu spectacle ! Nous avons déjà vu la tour Eiffel, alors nous n’avons plus besoin d’y aller. Nous avons visité ce musée… ce qui veut dire que nous nous bornons à cocher une liste. Tant que la chose est nouvelle elle a de la valeur. Quand elle perd sa nouveauté elle devient ennuyeuse. Nous avons perdu notre sensibilité parce que chaque jour cet arbre et ce parc ne sont nouveaux que si nous avons des yeux pour voir. Chaque jour est différent et notre relation à ce qui nous entoure peut être emplie d’extase, de joie, mais comme l’esprit est sans cesse occupé à rechercher le plaisir, à rechercher certaines formes d’évasion, il n’y prête pas attention. C’est donc un cercle vicieux : nous nous ennuyons, cela nous pousse à chercher la nouveauté, et comme l’esprit est toujours en quête de ce qui est nouveau son attention n’est pas dirigée sur ce qui est. En réalité la vie nous offre une infinité de choses, si bien que tout nouveau plaisir ajouté aux autres n’est qu’une illusion. Nous ajoutons une chose à une infinité et dès que nous avons ajouté cette chose, elle nous ennuie pour la même raison que toutes les autres l’ont fait.
C’est pourquoi le problème n’est pas de trouver le moyen de nous procurer un nouveau gadget qui nous amusera, c’est de découvrir le moyen de ne jamais nous ennuyer : explorer l’ennui et délivrer l’esprit de cette maladie, ne pas la fuir. Si nous pouvons être heureux avec notre simple petit appartement, notre petite voiture ou notre bicyclette, avec notre santé, avec le ciel, les arbres et tout ce qui fait partie de notre existence, alors il peut y avoir en cela même une joie immense. C’est donc notre dépendance à l’égard des choses, notre possessivité, notre désir intérieur, notre soif de quelque chose de plus, de quelque chose de nouveau qui crée le problème. Ce n’est pas la chose en elle-même, cette chère petite maison, qui est le problème, mais notre manière de la regarder. Pourquoi éprouvons-nous des difficultés dans nos relations aux autres ? Ce sont des êtres humains comme nous, et pourtant c’est devenu un grand problème à travers le monde. Dans la société moderne, la famille, l’amitié, la coopération s’effondrent. Il est très rare de rencontrer des gens qui travaillent en coopération dans un service. Cela ne signifie pas qu’il faille toujours dire oui, ce n’est pas cela, la coopération. Il peut exister une forme d’amitié dans laquelle l’accord ou le désaccord ne font aucune différence. Et si nous considérons ce point nous découvrirons encore que tant que nous donnerons de l’importance à nos désirs, à nos opinions personnelles, et que nous maintiendrons que notre famille et le reste du monde doivent être de notre avis, alors nous créerons des conflits au sein de la relation. Si nous exigeons beaucoup des autres : « Ma femme doit faire telle chose pour moi, se comporter de telle manière pour que je l’aime », alors le conflit est inévitable. Cette idée que les autres sont là pour satisfaire mes désirs doit être mise en question. Est-il possible de ne pas exploiter la nature, de ne pas exploiter d’autres êtres humains pour notre bénéfice personnel ? Peu importe que tel de nos désirs soit satisfait ou pas ; et si nous exigeons qu’il soit satisfait et par telle personne, cela créera une dépendance à son égard. Et nous nous sentirons seul si cette personne n’est pas là parce que nous nous en servons pour échapper à notre solitude. En agissant de la sorte, nous créons une dépendance qui à son tour crée un conflit, et la peur de perdre cette personne. Donc, pour vivre d’une manière juste nous devons nous poser cette question : pouvons-nous être ami sans demander quoi que ce soit ? être ami sans raison. Aimer quelqu’un sans raison. Ne pas aimer notre femme parce qu’elle est belle, parce qu’elle fait telle ou telle chose, mais indépendamment de tout cela. Pour cela, il nous faut découvrir ce qu’est réellement l’amour. L’amour existe-t-il, ou toute relation est-elle basée sur une gratification réciproque ? Dans ce cas, tant que vous me comblez et que je vous comble, nous avons une relation formidable mais le jour où vous cessez de répondre à mes attentes, elle prend fin. Alors c’est quelque chose qui ressemble à un contrat, ce n’est pas une vraie relation d’amour ou d’amitié. Donc dans toutes les sortes de relations que nous avons examinées — que ce soit avec la nature, avec les idées, avec les gens, avec les choses — nous avons découvert que c’est notre manière de voir, notre attitude qui sont à l’origine des problèmes.
Le problème n’est pas là bas, il est à l’intérieur de moi, c’est la première chose qu’il faut comprendre. Est-ce que nous abordons la vie d’une manière fausse, en cherchant à tirer profit de tout ? Tant que ce sera là le fondement de notre relation nous aborderons la vie en fait comme un mendiant, mais ce dernier est du moins assez honnête pour tendre son chapeau et dire : « Donnez-moi de l’argent, j’en ai besoin ». Quant à nous, nous tendons nos sébiles invisibles autour de nous, et dans nos relations nous découvrons que sans l’exprimer nous disons : « Donnez-moi votre estime, donnez-moi du réconfort, donnez-moi du plaisir sexuel ». Et de celui qui met quelque chose dans notre sébile invisible, nous disons : « C’est un brave homme, c’est mon ami. » Il nous faut essayer de vivre sans tendre une seule sébile, essayer d’avoir purement une relation d’ami, sans rien attendre. Peut-être que c’est là l’amour véritable. Tout ceci revient à dire que le cœur de tous les problèmes, c’est le « moi », l’« ego ». Tant que l’activité est égocentrique, qu’elle recherche la satisfaction pour elle-même, alors toute relation est basée sur cette attitude de manière subtile ou grossière, et le conflit apparaîtra inévitablement — les « j’aime » et « je n’aime pas », les divisions, les groupes, la domination, les parties de bras de fer. L’un utilisera un fusil, l’autre restera sur le plan psychologique, mais tout le monde se comportera ainsi tant que nous vivrons pour accroître notre propre plaisir, nos propres avantages, nos propres gains. Si tel est notre but essentiel, si telle est notre attitude dans la vie, j’ai grand peur que nous ne découvrions jamais ce qu’est une relation juste.